Augustine Sokolovski
Le quatrième dimanche après Pâques dans l’Église orthodoxe est appelé le Dimanche du Paralytique. Au cours de la divine liturgie, le récit de l’Évangile de Jean, chapitre 5, versets 1 à 15, est lu. Le texte parle la guérison d’un homme paralytique, qui a été guéri par le Seigneur Jésus.
Selon l’Évangile de Jean, le Seigneur est venu à Jérusalem. « Il y eut une fête juive, et Jésus monta à Jérusalem » (Jean 5 :1). Nous ne pouvons pas dire de quelle fête religieuse il s'agissait. Apparemment, c'était l'une des trois principales fêtes pour lesquelles la tradition juive de l'époque exigeait un pèlerinage à Jérusalem. Ces « fêtes de pèlerinage » étaient la Pâque, ou Pessah, en mémoire de l’Exode ; la Pentecôte, ou Shavouot, en l’honneur du don de la Torah ; et, enfin, Sukkot ou la fête des Tabernacles, en mémoire de l’errance dans le désert du peuple biblique.
Il est important de se rappeler que le Seigneur Jésus dans sa vie terrestre, comme nous aujourd’hui, était lui-même un pèlerin. Nous faisons nos pèlerinages sur ses traces. Cela signifie que les pèlerinages que nous, chrétiens, vivons ne sont pas seulement un phénomène qui existe dans toutes les religions du monde, mais nous faisons des pèlerinages en suivant l'exemple du Seigneur Jésus lui-même, pour le rencontrer sur le chemin dans les sacrements, dans la prière et la contemplation des lieux saints.
« Or, à Jérusalem, près de la Porte des Brebis, il y a une piscine, appelée la Maison de la Miséricorde. Elle a cinq colonnades, sous lesquelles étaient couchés une foule de malades, aveugles, boiteux et affaiblis. Ils attendaient le mouvement de l’eau », - poursuit l’Évangile de Saint Jean (5, 2-3). Le nom hébreu de la piscine, « Bethésda », généralement traduit par « la Maison de la Grâce » ou « Maison de la Miséricorde », est riche en symbolisme biblique.
Lors de l’interprétation des textes de l’Écriture, les Pères de l’Église prêtaient attention aux plus petits détails. Ils y voyaient quelque chose de mystérieux, « un clin d’œil de Dieu », une mélodie sacramentelle de mots, le mysticisme de la lumière et du feu dans le symbolisme. Ainsi, les « cinq passages couverts » de la Porte des Brebis, selon saint Augustin d’Hippone (354-430), renvoyaient aux cinq premiers livres de la Bible, la Loi de Moïse, le Pentateuque.
La présence des malades et des infirmes symbolisait le pouvoir de la Loi de détecter les maladies et d’interdire les crimes, le pouvoir de punir et, en même temps, l’incapacité totale de pardonner et de guérir. Le Père de l’Église avait à l’esprit à la fois les lois humaines et la loi divine. Au siècle dernier, l’écrivain Franz Kafka (1881-1924), doté d’un génie théologique incroyable, a écrit sur cette impuissance de la loi dans ses romans Le Château et Le Procès.
« L’enfer, c’est les autres », écrit Jean-Paul Sartre (1905-1880). Dans sa philosophie, il parle de liberté humaine et philosophique. Selon lui, tout être humain est la liberté qui se réalise constamment. L’enfer, c’est qu’il existe un nombre infini de telles libertés. Mais Dieu est aussi liberté. Dieu est infini, et par conséquent sa liberté ne connaît pas de limites. Si tel est le cas, alors la liberté de Dieu abolit toute liberté humaine qui est limitée. Dieu abolit les hommes. Dieu et l’homme s’excluent mutuellement. Nous devons donc nier Dieu, même s’il existe, argumentait Sartre.
Pour nous, chrétiens orthodoxes, l’Église est la Maison de la Miséricorde. La grâce est communication et la grâce est liberté. A l'entrée de l'Église du Christ se trouve une grande multitude de malades de toutes sortes. Mais ils ne peuvent pas, ou ne veulent tout simplement pas, entrer. C’est la grande tragédie et le grand défi.
L'Église est une communauté de croyants, l'humanité est un rassemblement de ceux qui ont abandonné Dieu ; en même temps, il n'y a pas de salut hors de ce monde. C'est ainsi, ou à peu près, que raisonnait saint Augustin, complétant, voire corrigeant, son prédécesseur saint Cyprien de Carthage (+258), qui affirmait qu’« il n'y a pas de salut hors de l'Église ».
« Il y avait là un homme atteint d’une infirmité depuis trente-huit ans » (Jean 5 :5). Les interprètes des textes du Nouveau Testament et les théologiens ne sont toujours pas parvenus à un consensus sur l’âge du Christ. Pendant de nombreux siècles, on a cru que Jésus avait été crucifié à l’âge de trente-trois ans. « L’âge du Christ » est l’expression correspondante dans diverses langues. Mais l’un des premiers auteurs chrétiens et Pères de l’Église, Irénée de Lyon (130-202), écrivait que le Christ avait vécu à travers tous les âges et qu’il avait été crucifié dans sa vieillesse. Les commentateurs modernes admettent que Jésus avait peut-être trente-sept ou trente-huit ans au moment de la Crucifixion. Si tel est le cas, alors Jésus, dans le récit de l’Évangile sur la guérison du paralytique, a rencontré son pair.
Trente-huit ans, c'est une période très longue, et pour une personne immobilisée, c'est une éternité. Les paroles de l’Évangile crient littéralement son impuissance. Jésus, le voyant couché là, et apprenant qu’il était dans cet état depuis longtemps, lui dit : « Veux-tu être guéri ? »
D’un point de vue théologique, le discours sur l’âge de Jésus révèle l’essence du dogme chrétienne selon laquelle le Seigneur a pris sur Lui tout ce qui est à nous et nous a donné tout ce qui est à Lui. I Il a partagé et continue de partager avec nous toutes les circonstances, tous les malheurs, tous les siècles de l’humanité et tous les âges des hommes.
Les Pères de l'Église et, en particulier, le quatrième concile œcuménique de Chalcédoine (451) ont insisté sur le fait que Dieu, en Jésus-Christ, a assumé la nature humaine tout entière. Il avait, a et aura un corps, une âme et un esprit humains. Appelons cela la dimension horizontale de la rédemption. L'idée que le Christ ait vécu tous les âges de la peut être qualifiée de dimension « verticale ».
Dans notre monde, l’homme a cessé d’être heureux à son âge, et les personnes âgées se rajeunissent constamment à l’aide d’un comportement et de technologies appropriés. Après de nombreuses années de vie, ils ont finalement pu prendre « tout l’argent du monde » entre leurs mains, mais ils se sont retrouvés privés de mobilité et, surtout, de jeunesse physique. La théologie de la rédemption en Christ peut aider tous les âges à sortir du désespoir de cette « insoutenable légèreté de l’être » évoquée par notre contemporain, l’écrivain Milan Kundera (1929-2023). « C’est l’âge dont je suis toujours prisonnier, la peau dans laquelle je vis », semble dire notre monde, paraphrasant un célèbre réalisateur.
Dans le récit de l’Évangile l'eau, touchée par l'Ange, attendait celui qui parviendrait à y entrer le premier. Ici, le Seigneur lui-même vient à la rencontre du malade. « Veux-tu être guéri ? » Cette question peut paraître surprenante dans le contexte biblique. À cette époque, l'humanité était différente de notre époque. La santé, la fertilité et la longévité étaient des catégories absolues. Personne à cette époque n’aurait renoncé au désir de recevoir la guérison ou bien préféré rester malade. Dans notre contexte postmoderne, ces questions deviennent pertinentes et d'actualité. De nos jours, l'humanité refuse souvent de guérir ; elle s'est simplement habituée à la maladie. En même temps, la médecine devient inabordable et, parallèlement, elle acquiert une dimension religieuse, remplaçant le pouvoir étatique et devenant une fin en soi. La récente pandémie l’a très bien démontré. Dans un passé récent, la fin justifiait les moyens, mais à l’époque postmoderne, les moyens sont la fin en soi, et la fin n’existe tout simplement plus.
« Le malade lui répondit : « Seigneur, je n’ai personne pour me plonger dans la piscine au moment où l’eau bouillonne ; et pendant que j’y vais, un autre descend avant moi » (Jean 5 : 7). Il est peut-être difficile de trouver dans tout le texte de l’Évangile un récit dont chaque mot permettrait une gamme aussi large d’interprétations différentes, voire opposées, que le récit du paralytique.
Ainsi, les mots « Je n’ai personne » peuvent être interprétés comme un simple désespoir. L'homme paralysé n'avait tout simplement pas d'amis, il était gravement malade et seul, personne n'avait besoin de lui. « Comment t'appelles-tu ? Personne ne m'appelle, je vis seul », écrivait André Platonov (1899-1951) dans l'un de ses contes de fées.
Mais dans les paroles du paralytique on peut aussi voir une condamnation. S'il en est ainsi, il considérait les autres comme la cause de son état et qu’il blâmait ses proches pour le fait que Dieu s’était éloigné de lui. De plus, en disant qu’il n’y avait tout simplement personne à proximité, il semblait affirmer que ceux qui l’entourent ne ressemblent pas du tout à des êtres humains. La « logique » de déshumanisation était très caractéristique des dictatures du XXe siècle.
Le Seigneur guérit le paralytique, mais ne dit rien de Lui-même. Après un certain temps, « Jésus vint à sa rencontre dans le temple et lui dit : Voici, tu es guéri ; « Ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive quelque chose de pire. L'homme alla dire aux Juifs que c'était Jésus qui l'avait guéri » (Jean 5 :14). Ces mots sont également mystérieux. Ainsi l’un des anciens apocryphes dit que c'était ce paralytique-là même que Jésus avait guéri, qui, à la fin du récit de l’Évangile, a frappé Jésus et l’a accusé de manquer de respect envers le grand prêtre (сf. Jean 18, 22). Nous ne saurons jamais si cet homme qui apparaît à la fin de la vie terrestre de Jésus était le même paralytique du récit évangélique.
« Le malade lui répondit : « Seigneur, je n’ai personne pour me plonger dans la piscine au moment où l’eau bouillonne » (Jean 5 :7). « Voici l’homme », dira Ponce Pilate à la fin de l'histoire de l'Évangile (cf. Jean 19, 5). La théologie contribue à donner aux paroles de l’Évangile une dimension profonde. Après tout, selon le dogme et la conviction chrétienne, le seul et véritable Homme était bien le Seigneur Jésus.
La Porte des Brebis devient la prophétie sur le baptême, et la paralytique est l’image de ce que seront ceux qui sont rachetés en Jésus Christ. Selon la parole de l’Apocalypse ils laveront leurs vêtements dans les fonts baptismaux du Sang de l’Agneau (cf. Révélation 7, 14). Jésus est le véritable avenir de l’homme, Dieu est notre futur.
Enfin, l’application morale des paroles du paralytique sur son besoin inéluctable d’être immergé dans l’eau nous rappelle les eaux du baptême et, plus important encore, le commandement du Christ de baptiser toutes les nations (Mt 28, 19). La mission est une grande grâce et une grande bénédiction. La mission est avant tout un devoir. L’Église est appelée à se multiplier non pas par la démographie, mais par l’évangélisation ; c'est le remède à la paralysie du christianisme postmoderne et le témoignage que la foi chrétienne est capable à aider les autres et que le christianisme orthodoxe est vraiment vivant. Le Christ est ressuscité !