Augustin Sokolovski
Le cinquième dimanche de Carême a une double dédicace. Le thème principal de cette journée, qui vise à préparer les chrétiens orthodoxes à comprendre le sens des évènements à venir, est la prophétie du Seigneur sur ses souffrances à venir à Jérusalem. C'est également la réponse liée à cette prophétie, donnée à Jacques et à Jean lorsqu'ils demandèrent à s'asseoir à sa droite et à sa gauche dans le Royaume à venir. Au cours de la liturgie, le texte de l’Évangile de Marc, chapitre 10, versets 32 à 45, est lu.
Une autre dédicace de cette journée est la mémoire de Sainte Marie d'Égypte. Au fil des siècles, cette seconde dédicace en l’honneur de la sainte semble supplanter la principale et originelle. Le récit de l’Évangile semble s’effacer au second plan. Pour l’Église, en tant qu’Assemblée des Interprètes et Communauté de Mémoire des actes et des paroles du Seigneur, il est important de pouvoir revenir à l’intention originelle des dimanches de Carême. Servir Dieu, c’est la capacité de ne pas oublier ses paroles, de créer de nouvelles significations, et de ne pas abandonner les anciennes interprétations (cf. Mt 23, 23).
Selon le plan divin pour le salut de son peuple, le Messie devait entrer à Jérusalem pour que Son Règne vienne. D’ailleurs, nous le demandons constamment dans la prière Notre Père.Conscients de l’approche de cet événement glorieux, les Apôtres se souvinrent des bonnes actions accomplies par Jésus, virent ses miracles et devinrent témoins de la foi du peuple en lui. Dans le même temps, le rejet de ses paroles par ceux qui détenaient le pouvoir devenait de plus en plus évident. La lecture de l’Évangile trouve les disciples perplexes face à cette contradiction tragique évidente entre l’amour du peuple croyant et l’inimitié des chefs religieux.
L’Écriture dit que lorsque Jésus et ses disciples montèrent à Jérusalem, ils eurent peur. Alors le Seigneur les appela et leur annonça ce qui allait arriver : « Voici, nous montons à Jérusalem. Et le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes. Ils le condamneront à mort, le livreront aux païens, se moqueront de lui, le fouetteront, cracheront sur lui, et le feront mourir. Et le troisième jour il ressuscitera. » (Marc 10 :32-34) Les paroles du Seigneur sont très claires. Son messianisme ne sera pas accepté. Un événement inédit dans l’histoire biblique se produira lorsque le peuple élu lui-même livrera le Fils de l’homme, c’est-à-dire son seul Messie, entre les mains des païens, qui le tueront.
Les paroles sur la résurrection « au troisième jour », qui sont contenues dans l’Écriture et font partie de notre Credo, signifient qu’avec la mort de Jésus, lorsque toute espérance humaine périra, Dieu lui-même interviendra dans le cours de l’histoire, selon le sens biblique de ces paroles. Le prophète Jonas resta dans le ventre du grand poisson trois jours et trois nuits. Il était condamné à périr, mais le Seigneur le délivra par sa main toute-puissante (Jonas 2 :1-11). Le « troisième jour » dans la Bible est une indication absolue, que les apôtres, élevés dans les Écritures, ne pouvaient ignorer.
Apparemment, c'est précisément cette mention de la résurrection le troisième jour, contrairement au sens douloureux des paroles du Christ, qui a rempli Jacques et Jean de confiance que, par la toute-puissance de Dieu, le Royaume du Messie devait néanmoins venir. C'est pourquoi ils demandèrent à s'asseoir à droite et à gauche dans la gloire. Mais Jésus leur dit : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire et être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? » Ils répondirent : « Nous le pouvons. » Jésus leur dit : « La coupe que je vais boire, vous la boirez, et vous serez baptisés du baptême dont je vais être baptisé. « Mais pour ce qui est d’être assis à ma droite et à ma gauche, cela ne dépend pas de moi et ne peut être accordé qu’à ceux pour qui cela a été préparé » (38–39).
Cette affirmation – « cela ne dépend pas de moi, mais de celui pour qui cela est préparé » – a toujours été au centre des attentions des commentateurs et des théologiens. L’une des déclarations les plus mystérieuses et les plus cachées de tout le Nouveau Testament conservera une part d’inexplicabilité jusqu’à la fin de l’histoire. L’ordre liturgique du calendrier orthodoxe de Carême nous permet dans une certaine mesure d’entrevoir des manières d’expliquer ces mots.
Pâques est une source théologique de sens. Le cinquième dimanche du Carême est célébré deux semaines avant Pâques. Cette célébration a une fête jumelle. Exactement deux semaines après Pâques, le dimanche des Myrophores, on fait mémoire de tous ceux qui sont restés fidèles au Christ jusqu'au bout. Ce sont les femmes myrophores elles-mêmes, ainsi que Marie, la Mère du Seigneur, Nicodème et Joseph d'Arimathie.
Contrairement à toute crainte humaine, Ils non seulement sont restés avec Jésus devant la Croix, mais ont aussi enterré son Corps, puis sont venus l'honorer avec de l'encens dans Sa paix mortelle. Être assis à droite et à gauche c’est la grande grâce de ceux qui restent fidèles au Christ et ne renoncent pas jusqu'au dernier moment. Dans les paroles du Christ à propos de ceux « pour qui cela est préparé », il y a un avertissement qui sera répété plusieurs fois dans les lectures de l'Évangile de la Semaine Sainte : « Vous me renierez tous cette nuit, car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis du troupeau seront dispersées » (Matthieu 26 : 31).
Il est évident que si une telle séquence de temps et de celebrations a été calculée par les saints pères et les auteurs de chartes liturgiques, alors on doit être surpris de la précision théologique de cette réflexion. Si elle est apparue plus ou moins spontanément, alors il faut reconnaître avec révérence comment la grâce elle-même détermine les temps et les saisons au service de Dieu en Esprit et en Vérité, dont parle l'Évangile (Jean 4 : 23-24). Ce sont les aspects de la théologie orthodoxe du temps liturgique. La compréhension des textes de l’Écriture se fait grâce à l’étonnante symétrie liturgique !
Une autre dédicace de la cinquième semaine du Grand Carême est la mémoire de Sainte Marie d'Égypte. Sainte Marie appartenait à une classe particulière de saints anciens qui, pour une meilleure compréhension, dans le langage moderne, seraient plus correctement appelés brouteurs.
Imitant Jean-Baptiste, dont la nourriture, selon l’Évangile, « était composée de sauterelles et de miel sauvage » (Mt 3, 4), ils se nourrissaient exclusivement de plantes facilement disponibles. Ou alors ils n'ont rien mangé du tout. Ils évitaient systématiquement de rencontrer des gens et, à la vue et surtout à l'approche de toute personne, ils se mettaient à courir. Les saints brouteurs vivaient en plein air, comme les oiseaux, parfois même dans les arbres. Ils ont pris à la lettre le sens des paroles du Christ : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n’amassent rien dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit » (Mt 6 :26).
Dans un tel effort holistique pour reconstruire l'harmonie céleste par la suspension volontaire de sa propre agression et de ses propres désirs, les saints brouteurs ont trouvé la grâce de l'élection. D'une manière inexplicable, même les animaux sauvages ont cessé de les considérer comme des personnes hostiles et non seulement ils n'avaient plus peur d'eux, mais ils ont également commencé à les aider. Les lois de l’espace et du temps semblaient cesser de fonctionner.
C'est ce que raconte la vie de Marie d’Égypte avec des détails précieux. Marie, et tous ceux qui resteront fidèles jusqu’à la fin des temps, se verront accorder une place à la droite du Christ, tout comme Lui-même, « l’Amen, le Témoin fidèle et véritable » (Apocalypse 3 : 14), s’est assis à la droite du Père. Sur les chemins du Grand Carême, à l’approche de Pâques, Sainte Marie nous accompagne et elle intercède pour nous.